Malgré la masse d’information à disposition, la réalité sur la neige n’a pas foncièrement changée. On s’est acheté un airbag à 600 euros et on sait ce qu’est un gobelet à face plane, mais est-on plus pertinent dans notre prise de décision, là, au sommet de la pente, avant de se lancer dans la neige vierge ? Ne se repose-t-on pas sur les même piliers essentiels qui ne doivent rien à l’avancée des connaissances : la familiarité du terrain sur lequel on évolue, l’historique des chutes de neige, des températures, du vent, les discussions avec les pisteurs, un sens aiguisé du renoncement, l’importance du degré de pente ? Malgré toute l’énergie dépensée à scruter le phénomène jusqu’à un niveau micrométrique, l’avalanche reste toujours une grande inconnue…
« Si tu ne cherche pas à comprendre, tu penses que c’est facile. Mais en étant tous les jours sur le terrain, tu vois des choses assez surprenantes sur la stabilité du manteau neigeux, qui devrait partir et ne part pas, et inversement », estime Olivier Poncet, guide et pisteur en Tarentaise. Une grande inconnue même pour les pros parfaitement informés qui se font coffrer régulièrement. Quand on regarde à froid les circonstances de l’accident, depuis le confort du a posteriori, les signaux de danger étaient pourtant évidents. Pourquoi les avoir ignoré ? Pourquoi la connaissance s’est-elle révélée dans ces cas précis un danger ? Il s’agit d’un phénomène bien compris et documenté autant dans le domaine médical que dans l’industrie : une connaissance croissante du danger incite à prendre plus de risques, à diminuer les marges d’erreur. Dans le cadre d’une expérience, plusieurs médecins ont été chargés de diagnostiquer un patient fictif sur la seule foi de son dossier médical (plus ou moins épais selon les docteurs-cobayes). C’est le dossier le plus fin qui a donné lieu au diagnostic le plus juste. Ainsi, en montagne, il arrive un point où l’information, les connaissances, la multiplication des facteurs pris en compte – censé enrichir la prise de décision – viennent au contraire polluer l’esprit de celui qui doit décider de mettre ses spatules (et celles de ses clients) dans la pente.
Alain Duclos, spécialiste des avalanches, guide, pisteur, expert judiciaire et formateur à l’ENSA, s’est beaucoup intéressé à ce phénomène : « de façon certaine, les connaissances nouvelles sont pour la plupart autant de raisons de se méfier davantage. Elles ne sont pourtant pas perçues comme cela par les pratiquants, a l’affût le plus souvent de raisons d’aller plus loin. Alors, la multiplication des arguments scientifiques risque surtout de remplir encore davantage le panier dans lequel le skieur optimiste ira puiser pour justifier ses mauvais choix. L’avalanche est un phénomène extrêmement complexe. Si ça partait à tous les coups, c’est à dire à chaque fois qu’une pente est considérée comme risquée, les gens se méfieraient à tous les coups et il y aurait une relation entre niveau de connaissance et sécurité. Ce n’est pas le cas, avec les avalanches, tu peux enfreindre les règles de prudence plusieurs fois sans te faire gauler, ce qui te donne une fausse impression de sécurité. Si on se met 100 fois dans la gueule du loup sans qu’il n’arrive rien, tu continues en te disant qu’il n’est pas si méchant… et un jour ça tombe ».
plus tu sais, moins tu sais
Un pisteur-randonneur, très attentif aux conditions de sécurité et rescapé d’une avalanche, explique cette accoutumance au danger qui naît à force de le côtoyer : « plus on en fait et plus on va chercher la limite, comme on connait, on peu s’approcher de la limite. Un gars qui est moins à l’aise, il voit la pente se charger, il a le voyant rouge et il n’y va pas. C’est clair. Moi, j’ai le voyant rouge qui s’allume aussi mais je me dis « bah, il n’y a pas tant de neige que ça »… ». Fred Jarry, chargé de mission à l’ANENA confirme : « Parfois ce sont ceux qui ont les connaissances qui prennent le plus de risques, vont plus loin, jouent avec les plaques. Il y a peu, un skieur m’a dit : ‘ je me suis fait prendre 2 ou 3 fois, à chaque fois je voyais bien qu’il y avait des plaques, j’avais anticipé, mais j’y allais quand même, j’avais raison, je n’ai rien ’. Tu te dis qu’avec ce niveau de connaissances il va prendre une décision rationnelle… mais non ! Il fait la bonne analyse mais se sent en confiance et son seuil d’acceptation du risque augmente».
Ainsi Rémi, pisteur de Maurienne, est un cas exemplaire… et un miraculé. Parti en randonnée sur un terrain connu, Rémi avait bien préparé son itinéraire et analyser l’état du manteau neigeux. Remi s’en tirera in extremis. Que s’est-il passé ? Il a lui-même consacré du temps à analyser son accident : « J’avais un grand sentiment de sécurité parce que j’avais l’impression d’être sur un terrain facile, pas si raide que ça, pas difficile à comprendre. En retournant sur le terrain après l’avalanche, j’ai vu qu’il y avait de nombreuses pentes supérieures à 30° alors que je pensais qu’elles étaient moins raides. J’avais sous-estimé la pente… pourtant j’ai l’habitude de l’observer la montagne. Juste avant l’avalanche, je faisais tous plein de calculs, j’avais bien observé, j’échafaudais des hypothèses, par exemple en avançant sur ce plat, je calculais le volume de neige, j’étais dans ma réflexion, confiant dans ma connaissance… mais tous ces calculs étaient faux ! J’avais sous-estimé le volume de neige transporté par le vent, et donc le fait qu’elle puisse me projeter dans le couloir en dessous. J’avais échafaudé tout un tas de calculs sur une base mauvaise, sur des suppositions instables. J’ai banalisé le danger au travers d’une déformation professionnelle : l’habitude de côtoyer le risque d’avalanche dans mon quotidien de pisteur artificier a influencé ma prise de décision. Mais surtout, cette expérience m’a appris qu’il faut s’en tenir à des idées simples.»
Des idées simples… Alors que les connaissances augmentent chaque année, l’avalanche étant attentivement scrutée, décodée, expliquée, il prône le retour à des idées simples. « Y a-t-il eu des progrès réalisés grâce à la science au cours du siècle passé, ou les vieilles règles de bon sens restent-elles les plus utiles ? », demande Alain Duclos dans son dernier article paru dans la revue des guides, « C’est grosso modo le titre d’une présentation provocante du chercheur autrichien Peter Höller1 lors du colloque ISSW 2010 à Lake Tahoe (USA). Selon lui, les fondements de notre approche de la montagne enneigée datent de 80 à 100 ans. Nous les devons à des pratiquants tels Zdarsky (1916, 1929) ou Bilgeri (1934), ou bien à des scientifiques tels que Welzenbach (1930) ou Paulke (1938). Les décennies suivantes ont apporté une multitude de connaissances nouvelles, mais les bases pratiques de nos prises de décision resteraient à peu près inchangées. Souvenons nous que, dès 1938, Paulke avait parfaitement identifié la neige en gobelets comme responsable de nombreuses avalanches… ».
Des idées simples
Est-ce que trop d’info tue l’info ? « Le problème est qu’il faut vraiment trier, et trier de façon efficace. Les tests de stabilité, « propagation saw test », mis au point au Canada, sont assez spectaculaires, un coup de scie provoque un effondrement. Ils ont essayé de vendre cela comme un outil d’aide à la décision, mais ce n’est pas approprié, car c’est extrêmement local comme tous les tests. C’est hasardeux d’extrapoler une situation à partir d’un test local. Il y a de nombreux comportements dangereux des pratiquants dues à l’influence néfaste des chercheurs, par exemple les profils stratigraphiques ou l’observation trop précise de la forme des cristaux, d’un point de vue scientifique c’est intéressant, mais pas pour la prévision du risque. Dans la masse d’information produites par les chercheur, très peu sont exploitables sur le terrain, le reste sème la confusion dans l’esprit des skieurs », poursuit Alain Duclos.
Rémi, notre pisteur, a tiré la leçon : « Avant l’accident, j’aurais répondu que ‘oui, je prends de meilleures décisions grâce à plus d’information’. Maintenant je m’aperçois qu’il faut se méfier : quand on a beaucoup d’outils, on a tendance à vouloir aller chercher celui qui va appuyer votre tendance naturelle et pas à prendre une décision rationnelle. Certaines techniques par exemple peuvent venir étayer positivement la sensation de départ, il faut s’en méfier. Dans mon cas, j’avais des connaissances, je m’en suis servi, j’étais peut-être un peu trop sûr, comme un apprenti-sorcier, et sous-estimé pas mal de facteurs. Aujourd’hui, je reviens donc à des observations plus simples ».
Pour le guide Tristan Knoetzer, « l’avalanche est ma petite soeur que je n’ai jamais voulu. Elle est toujours dans ma vie. Plutôt que de la craindre tous les jours, je veux la comprendre. Ce n’est pas une épée de Damocles, sinon tu trembles et tu n’avances plus. Ainsi une prise de décision cartésienne te rend moins vulnérable, réduit la part de dangers objectifs mais tu es toujours autant exposé au danger. Je prends moins de risques, je les assume plus, j’en ai plus conscience. Je te donne un exemple cartésien : je pars 15 jours au Japon au mois de janvier, je quitte la France froide et sans neige. Je reviens chez moi avec beaucoup de neige et un climat différent, un manteau neigeux différent. Plutôt que me jeter dans la gueule du loup, je me force à prendre le BRA (bulletin de Météo France d’estimation du risque d’avalanche), je vais voir les pisteurs. C’est mon approche : BRA et pisteurs. C’est la vieille soupe mais peu de gens le font. BRA, c’est comme le mot arva, ça devrait rentrer dans les moeurs du freeride. Plein de gens ne savent pas ce que c’est ».
La part d’instinct
Se méfier du savoir ne veut pas dire se reposer totalement sur son flair, cette capacité presque divine à sentir les avalanches. Les pros ne comptent pas sur leur instinct, sauf pour faire demi-tour. « Il faut entretenir son instinct, estime Tristan Knoetzer, la chance réussit à un esprit bien préparé ! Il faut garder cette part d’instinct, de survie, c’est noble. Mais si tu es mal préparé, ton instinct ne servira à rien. Ceux que j’entraîne pour le pisteur, j’essaie de leur donner cette approche : « vous avez un bon feeling, maintenant ne pensez pas uniquement avec le feeling et les cuisses, mettez un peu de cerveau dedans ». Il faut un peu des deux, 2/3 cartésien et 1/3 d’instinctif. Les gens qui ont du pif, ils ont un vrai background, ce ne sont pas forcément des guides, ils m’étonnent, ils on un vrai cerveau, de l’instinct et une vraie capacité d’analyse. »
« Certains ont intégré les bons paramètres, de façon inconsciente, ils ont senti qu’il y avait un truc, une couche fragile active et le pif peut fonctionner. Le problème est qu’on peut se laisser endormir par des sensations, des références qui ne sont pas les bonnes. Certains sont très doués. Le pif est un fonctionnement automatique de la pensée et cela fonctionne si tu as intégré les bons paramètres. A l’inverse, le gars qui n’a jamais eu de pépins au même endroit, pense que ce n’est pas dangereux, son analyse n’est pas fondée », explique Alain Duclos. « Il y a encore des comportements et des attitudes surprenantes, y compris sur les avalanches, qui retournent sur le lieu d’un accident le mois avant conditions similaires et ne voient pas le problème, que certains n’arrivent pas à prendre la leçon de ce qui s’est passé il y a un mois. Ils répondent « j’avais pas vu la chose comme ça », parce qu’avant l’accident, ils n’ont pas eu de problème, ils zappent l’accident comme une anomalie, ils le prennent comme ça et ne l’intègrent pas dans leur raisonnement. »
Les recherches ne sont bien évidemment pas inutiles, elles ont permis de mettre à jour le phénomène de propagation de rupture dans les couches fragiles permettant un déclenchement à distance, mais aussi de battre en brèche certaines idées fausses gravées dans le marbre de la prévention avalanche.
Prenez par exemple quelques lieux communs de l’avalanche. L’avalanche est déclenchée par le poids du skieur venant ajouter une charge supplémentaire et brisant la résistance du manteau neigeux, ce qu’un guide me résume en dessinant sur la table : une masse appuyant dans un sens avec une flèche, une résistance poussant vers le haut avec une flèche opposée, laquelle est la plus forte ? « C’est très simpliste, mais on n’avait rien d’autre avant pour expliquer », me dit Olivier Poncet. La découverte de la propagation d’une onde dans les couches fragiles (à laquelle Alain Duclos à participé) modifient en profondeur la vision du déclenchement d’une avalanche. Le skieur ne déclenche pas une plaque en ajoutant son poids à la masse d’une plaque, mais en amorçant une rupture dans la couche fragile qui peut se propager très loin (certains cas montrent une rupture de couche fragile alors que les skieurs sont sur une pente à moins de 30° d’inclinaison et que la propagation de la rupture va décrocher la masse de neige au-dessus d’eux, dans des pentes bien plus fortement inclinées).
Contre-intuitif, n’est-il pas ? Autre exemple : « se méfier des ruptures de pente et des bombés », que l’on a tous entendu dans la bouche du moniteur buriné ne portant pas de DVA (pas plus que ses clients… même si les choses changent sur ce point-là). En réalité, c’est faux ! Les travaux de Stephan Harvey et de ses partenaires de l’Université de Zurich montrent très clairement que : « la majorité des avalanches ont été déclenchées sur des pentes planes ou concaves, avec une rugosité de terrain correspondant à des éboulis. » Voilà une autre certitude qui s’effondre.
Gardez vos distances
Ce que mettent en avant ceux qui passent leur hiver sur la neige, ce ne sont pas les connaissances issues des recherches scientifiques, mais l’expérience du terrain et cela n’a pas changé. Ils revendiquent avant tout de ne pas avoir de certitude. « Difficile de dire si je prends de meilleures décision avec le temps… au fil des années, j’accumule le nombre de runs, localement et à l’étranger, je me construis une base de données. Je pars du principe que tu ne maitrises jamais l’avalanche, elle est tout le temps là, il faut faire avec. Même quand mon alarme est clairement au vert, j’ai toujours un point de sortie, un point où m’arrêter, je sais quoi faire si ça part », dit Thibaud Duchosal. Adrien Coirier, concurrent historique du Freeride World Tour passé à la randonnée, confirme : « Même quand je suis persuadé que ca ne va pas partir, je me prévois quand même des sorties de secours… ». « Au fil du temps, avec ce que tu vois, ton expérience, tu apprends quand même, même si tu ne maitrise pas. Il y a une part d’inconnue, petite, mais on progresse, par rapport à ce qu’on me disait au début quand j’ai été formé, il y a des nouvelles choses, les méthodes de Duclos, Munter, la notion de couches fragiles et de propagation. Je pense qu’il faut simplement rester très curieux », ajoute Olivier Poncet.
J’ai retenu pour ma gouverne personnelle un seul conseil (en plus d’être équipé de DVA, pelle, sonde et de savoir s’en servir) : conserver ses distances, scrupuleusement. Car comme l’écrit Cédric Sapin-Defour dans son livre Dico impertinent de la montagne, « Loterie : petit jeu de chance sympa, consistant à skier une belle pente vierge par risque 4. On y gagne souvent. On y perd qu’une fois ».
texte : Guillaume Desmurs
photos : Grant Gunderson (graphisme : Christian Moretti/Bliss)
article paru pour la première fois dans le numéro hiver 2015 du magazine Spirit Outdoor, dont sont tirés les visuels.