lyngen – across from south to north. part 1 – the southern peninsula. from Nikolai Schirmer on Vimeo.
J’ose affirmer que lorsqu’on remonte au nord, tout devient plus sauvage. Tout est magnifié, les vents et les tempêtes sont plus violents, plus fréquents et durent plus longtemps, faisant place en quelques instants à des lumières d’une pureté magnifique. L’hiver arrive plus tôt et empiète sans ménagement sur le printemps. Vegard Rye est venu me chercher à l’aéroport dans son vieux break pourri. Il neige et, si ce n’est un léger doute sur le sort de ma housse à skis (qui arrive heureusement le lendemain), je suis heureux de retrouver l’hiver.
Nous commençons par une semaine de préparatifs et de ski de randonnée entre les fjords pour tester le matériel et apprendre à nous connaître. L’alchimie va fonctionner au-delà de toutes mes espérances. Je suis sur le point de vivre mon plus beau raid à ski en compagnie d’une bande de gosses surmotivés et talentueux qui acceptent la présence d’un vieux chnoque.
lyngen – across from south to north. part 2 – the northern peninsula. from Nikolai Schirmer on Vimeo.
Plongée dans l’essentiel
Il faut faire simple et alléger nos sacs au maximum. En étudiant les cartes et le parcours que Vegar et Lars ont imaginé, je découvre bien vite qu’au-delà de la traversée qui n’est pas en soi une mince affaire, ces mecs projettent de dénicher des lignes de pente raide avec vingt kilos sur le dos… Un mélange des genres associant raid à ski, ski extrême et orientation dans des zones sauvages, le tout sans assistance. Une vraie aventure, de celles qui t’empêchent de dormir les nuits précédant le départ.
Le nord sauvage
Vers 18 heures, on quitte une station-service de Tromso, après avoir fait le plein d’essence et de café et avalé un dernier burger avant deux grosses heures de routes plus défoncées que les Pink Floyd à la grande époque, groupe que mes amis écoutent en boucle depuis le début du voyage.
Je commence à prendre la mesure de cette entreprise et me demande dans quelle histoire je me suis embarqué.
Cela fait maintenant une petite heure que l’on serpente entre les bouleaux d’une étrange forêt. Je suis plongé dans mes réflexions car on vient de vivre une journée un peu spéciale. Dans la matinée, un coup de fil nous a appris que le frère d’Erik, qui doit partir avec nous, a été retrouvé mort dans son lit. Après concertation, nous décidons de partir malgré cette terrible nouvelle. Puis, au moment de monter dans la voiture (qui refuse de démarrer, nous obligeant à changer nos plans), j’interprète la présence massive et bruyante de corbeaux dans un arbre voisin comme le signe d’évènements inhabituels. Mes doutes et mes hésitations volent en éclat quand, à travers les branches des bouleaux, je vois surgir le diamant sommital du Piggtinden peak s’embrasant dans la clarté de la nuit polaire.
Vers 23 heures, nous décidons de monter le camp au pied de la face. Puis, le lendemain, Vegard et Lars se lancent à l’assaut d’une ligne complètement délirante. Avec Thor, mon nouveau partenaire de ski, nous optons pour un itinéraire plus soft, mais peut être plus skiable… Deux tentatives qui n’aboutissent pas, mais qui nous procurent de superbes moments d’émotion où le doute, la peur, et le plaisir se mettent à danser dans nos esprits. Accrochés pendant des heures dans cette magnifique face, le ton est donné et le raid est lancé.
En fin d’après midi, nous atteignons enfin un col après avoir ‘châlé ‘ dans de grandes pentes avec de la neige jusqu’à mi-cuisse sur 750 mètres de dénivelés positifs. Le rugissement des avalanches en versant sud rythme notre montée. On baigne dans une ambiance grandiose, sublimée par les lumières nordiques. Je me sens porté par une énergie que l’euphorie du départ ne suffit pas à expliquer. Plus tard, nous plongeons dans une immense vallée. Nous taillons de grandes courbes en neige profonde et la vitesse nous arrache des hurlements de joie. Puis nous regagnons le plat pour nous laisser glisser doucement vers un ilot de toundra qui accueille nos tentes pour quelques heures de repos. Bercé par le bruit des perdrix, je m’endors épuisé.
À corps perdus
Le soleil brille, mais le vent qui souffle en rafales fait fumer les crêtes et les sommets qui nous entourent. Le plateau sommital d’où nous pensions skier est pris dans un épais nuage et, après une heure de traversée dans le bush, nous décidons d’un commun accord de changer de cap. Avec un vent glacial et une mauvaise visibilité, l’itinéraire initial est devenu trop aléatoire.
Durant des heures, nous luttons contre le vent qui nous flagelle. À un moment, avec Thor, nous sommes séparés du groupe. Nous sommes silencieux, enserrés par le bruit du vent et le crépitement de la neige contre nos Gore-Tex. Comme si quelqu’un froissait un paquet de chips pendant des heures à coté de nos oreilles. Je me sens bizarre, comme si j’étais en plein trip psycholeptique. Cela vient peut-être de la fatigue, du vent qui hurle et de la perte de tous repères. Quand je lui parle de mon état psychologique, Thor avoue qu’il se sent également un peu bizarre… On s’assoit dans la neige pour manger des barres énergétiques et boire un peu d’eau.
Nous n’avons plus de carte car Andreas est parti ce matin, crevé et dégouté d’avoir cassé une fixation de son split board, en emportant la nôtre. Il a décampé sans prévenir personne pour rejoindre la route à plus de dix kilomètres de là. Nous ne connaissons pas ce massif et, entre les bancs de brouillard et les vallées, on navigue à l’instinct. Plus personne n’a d’eau… On franchi un nouveau col pour découvrir une pente récemment skiée, ce qui est plutôt rassurant. On passe sous une face réellement impressionnante avec une ambiance haute montagne qui offre pas mal d’options de pente raide.
Nous décidons de nous arrêter pour faire fondre de la neige et nous hydrater. Thor a l’air complètement épuisé. Il s’endort assis sur ses skis, recroquevillé en position fœtale, les mains en suspend au bout de ses longs bras. Quand on lui demande si ça va, il sourit et nous dit que tout va bien. Mais, quelques jours plus tard, il m’avoue qu’il n’a jamais été aussi fatigué de sa vie. Nous ne nous sentions pas vraiment en danger, le corps humain peut supporter des efforts incroyables, mais nous ne savions pas combien de temps allait durer cette situation.
Au sommet du col suivant, le soleil apparaît, baignant de sa lumière dorée une pente chargée en neige…
Une grosse plaque à vent nous barre la route. Pas d’autre choix que de la couper. C’est faisable, mais, sans corde, cela devient très dangereux. D’autant plus que nous ne pouvons voir si la pente est skiable jusqu’en bas, ce qui impliquerait de remonter…
En tant qu’ancien, je me sens un peu responsable de mes jeunes amis, alors je tente le coup. Parfois, dans ce genre de situation, je suis comme envahi pas une sorte de sérénité. Cependant, tous mes sens sont en éveil. Je taille la pente en diagonale en conservant un peu de vitesse. Tout me pète sous les pieds. Je m’arrête pour regarder la masse de neige que je viens de mettre en mouvement exploser sur les rochers en bas de la face… « OK boys it’s clean now… »
La beauté du paysage combinée à l’énergie de la neige que je viens de déblayer me procurent une grosse montée d’adrénaline et, malgré la fatigue, je skie la pente en grandes courbes jusqu’en bas. La neige est vraiment excellente. Certainement un de ces moments qui resteront gravés dans nos mémoires.
Encore un col qu’il nous est très difficile d’atteindre. Les derniers cent mètres sont en neige croutée et glacée qui casse par plaques sous les skis. N’ayant pas emporté de crampons pour gagner du poids, il faut se battre jusqu’au bout. Arrivés au sommet, je reconnais la vallée où, une semaine auparavant, nous avions effectué une première dépose de nourriture. Les sourires se dessinent sur nos visages. Après plus de douze heures d’effort, nous skions la dernière pente de la journée dans un véritable état de béatitude, ne sentant plus la faim, ni la soif, ni la fatigue. La neige est parfaite. Et l’idée d’avoir enfin touché le Valhalla des riders vient me caresser l’esprit.
La longue route
J’ai un faible pour les déserts et les paysages sauvages … Des heures et des heures de peau de phoque sans difficulté technique.
L’horloge du temps semble également gelée.
Un peu ennuyeux et répétitif, mais quelle beauté, tout ce froid, ce silence et ces montagnes avec un énorme potentiel pour le ski de couloir. Dans cet univers, l’arrivée de Sami sur sa moto-neige, parti à la recherche de ses rennes, constitue un petit événement. On distingue d’abord un minuscule point noir, loin, très loin sur l’horizon. Puis on perçoit le bruit du moteur qui augmente de façon inquiétante… Avare en paroles comme tous ceux de son peuple, il sourit et nous interroge néanmoins sur notre provenance et notre destination.
La porte est ouverte !
Je ne sais pas qui a construit cette cabane en bois, ni à qui elle appartient, mais qu’ils en soient tous remerciés. Après ces derniers jours de transhumance, un poêle, du bois, un salon avec des canapés moelleux et une rivière à proximité, c’est complètement inespéré.
Ma vie n’est pas claire et limpide comme ces cristaux de neige qui scintillent sous le soleil printanier, mais je peux oublier mes zones d’ombre le temps d’une journée comme celle-ci. Après avoir traversé à l’ouest, sous le glacier de Vestbreen Nuorttabealjiehkki, nous remontons sans les sacs les belles pentes en neige de printemps qui encadrent un col situé entre le Bredalsfjellet (1538 mètres) et le RundfJellet Jorbaoaivi (1413 mètres) pour nous offrir un agréable moment de ski plaisir. Nous glissons maintenant plein nord sur des pentes aux courbes féminines, traversant une rivière, avant de venir buter contre un mur de 700 mètres de dénivelé en neige dure.
L’arrivée sur Lyngseid est un enchantement dans la lumière du soleil couchant.
Une pizza au micro-ondes, des chips et une bière devant le premier supermarché que l’on croise, et le visage de Thor irradie de bonheur. C’est drôle, car à part la bière, je ne suis d’ordinaire pas très sensible à ce genre de plaisir, mais là, je les trouve excellents.
Le dernier refuge
Vegard et Lars nous rejoignent en début de soirée au magique Mountain Lodge où Patrick et sa femme nous offrent l’hospitalité pour une nuit de repos. Un lit, une douche et quelques bières… Le lendemain, on se repose une bonne partie de la journée dans les canapés de la salle du restaurant (même le café nous est offert !) en feuilletant des livres et des topos sur les Alpes de Lyngen. La veille, Jimmy, un guide norvégien, nous a donné pas mal d’infos sur le nord et on est tous à nouveau super motivés pour reprendre la route.
DEUXIEME ACTE : le renfort des corbeaux
Vautrés dans l’herbes rase et les mousses autour d’un joli feu, sur les berges du fiord Kjossen Muotkalahti, nous faisons griller des saucisses en profitant du spectacle jubilatoire d’un coucher de soleil interminable. On descend aussi pas mal de bières. La conversation tourne autour du ski, mais pas seulement. Quand l’un parle, les autres écoutent et chacun attend pour prendre la parole. J’ai l’impression de ne pas avoir éprouvé un tel sentiment d’apaisement depuis longtemps. Ce soir est une soirée spéciale : Andrea est allé chercher Minna et Camille à l’aéroport et j’ai hâte de les voir. C’est drôle de se retrouver comme ça, au milieu de nulle part, au bord de la route, à préparer nos sacs en rigolant. Pour sauter comme ça dans ce type de projet, il faut un soupçon de folie et une conviction à toute épreuve.
Se glisser dans Sofia
Ce matin, autour du foyer éteint, notre camp ne ressemble pas à grand chose. Partout des canettes de bières vides brillent au soleil. La touffe hirsute des cheveux de Vegard dépasse de son duvet. Les tentes sont montées de guingois et tout notre matos jonche la toundra… Des gamins insouciants et heureux ronflent encore paisiblement. Je m’étire dans la clarté de la journée naissante.
Je ne sais comment elle fait. Ça fait pourtant des années que je pars en montagne avec elle, mais je ne me l’explique toujours pas. Comment Minna arrive à porter pendant des heures plus du tiers de son poids ? On s’est arrêté, tout le monde en chie. C’est dur et ça ne va pas s’arranger, mais personne ne se plaint, pas même Andréa qui abandonne. Je suis ravi de récupérer 60 mètres de cordes… On est tous à la limite et quand on atteint enfin le sommet de Sofiatinden.
Je me demande comment nous allons pouvoir skier cette pente avec tout ce bordel sur le dos.
Le poids n’a jamais été populaire en montagne et encore moins en ski extrême. Ce que l’on s’apprête à skier, c’est l’équivalent d’un couloir des Cosmiques avec 20 kilos sur les épaules, le tout avec un rappel et des passages bien sketchs. On est venus pour cette traversée, reste à savoir si on en est capable. Arrivé en bas du couloir, je taille des tranches dans un bout de saumon massif. Camille et Minna font bouillir de l’eau. Le sourire est sur toutes nos gueules.
Encore des heures de peau et de montée. Les vents ont apporté des nuages et, en arrivant au col, quelques flocons nous fouettent le visage. Il fait froid. On est un peu à bout, mais tout s’efface à la vue de l’immense bol prometteur qui s’offre à nous. On s’abandonne à une glisse en grandes courbes et toute en légèreté. Skier avec autant de poids oblige à changer un peu la technique et la lecture du terrain, mais, au bout du compte, on s’adapte et cela devient même intéressant.
Depuis le début du raid, un programme type semble se répéter sans cesse : le montage et le démontage des tentes. Nous suivons désormais une sorte de protocole où chacun tient un rôle particulier. Je m’entendais super bien avec Thor qui, je dois dire, est l’un des plus cool coéquipiers que j’aie pu avoir. Je suis content et rassuré, mais aussi surpris de voir à quelle vitesse Minna et Camille se sont adaptés au rythme de la balade.
Toujours plus loin
Mettre les peaux, monter, les enlever, descendre, couper les plaques à vent, traverser glaciers et rivières, s’arrêter pour partager une barre énergétique, tourner la tête au bruit d’une avalanche, jouer avec le brouillard, tenter sa chance pour la navigation et la visibilité, discuter de l’itinéraire en regardant la carte et repartir… Les jours passent.
Nous sommes livrés à nous-mêmes, seuls, libres et heureux au milieu des montagnes.
Bloqués dans la tente à écouter le vent hurlant faire claquer rageusement la mince toile qui nous sépare de sa furie, faire du thé, pisser dans des bouteilles en plastique, dormir en attendant que ça se calme. Je plonge dans un flot de rêves étranges, mélange d’érotisme et de tumulte. Coupé du monde, sans téléphone ni connexion, mon subconscient fonctionne bizarrement. Un peu plus tard, profitant d’une accalmie, tout le monde sort pour prendre l’air quelques instants. Puis la tempête revient. Au total, nous restons bloqués plus de 36 heures. Andréa, qui nous a rejoints, décide d’abandonner définitivement.
The Wall
Après un bivouac au pied d’une immense muraille qui coupe la partie nord des Alpes de Lyngen, nous attaquons la bête. Sous un vent de tous les diables, il faut un gros travail d’équipe pour couper les énormes plaques à vent qui sont autant de menaces. Pas le choix, nous devons passer de l’autre côté. En plantant mon bâton et mon piolet sur la crête sommitale, je me sens super reconnaissant d’avoir pu franchir cet obstacle. Camille ne parle plus de se barrer (humour à la Jaccoux) et Minna démontre une nouvelle fois qu’elle peut sans aucun problème, skier, manger et dormir avec une bande de mecs dans des conditions pas toujours faciles. Bootfitant elle-même ses chaussures, partageant sa trousse à pharmacie…
The end my friend…
Je rejoins les autres devant la cabane où nous avons dormi la nuit dernière. Nous sommes sales, mal rasés (à part Minna) mal coiffés (à part Camille). Mes fringues puent la transpiration et le feu de bois. On a l’air d’une bande de cafistes déments et surchargés, mais une fois sur les skis, tout s’arrange. On se bat pendant des heures pour franchir des forêts de bouleaux et autres arbustes aux branches crochues, suivant les dernières plaques de neige, traversant des sols spongieux et un nombre incalculable de ruisseaux. Nous remontons toujours plus loin au nord. Parfois, des rennes surgissent sur une crête ou au centre d’une clairière pour nous offrir un bref divertissement. À un moment, je me retourne pour regarder les montagnes sauvages. Je les trouve transformées.
Mais plutôt que les montagnes, c’est mon regard qui a changé.
On atteint la crête, incertains de ce que nous allons découvrir. Le soleil se met à briller sur la dernière descente. Au nord, les montagnes deviennent des îles. Nous plongeons vers un petit hameau de pêcheurs où je suis sûr qu’une vague se métamorphose parfois en un beau rouleau. On enlève nos skis et, avant de rejoindre la piste, nous tombons dans les bras les uns des autres.
J’en ai les larmes aux yeux.
Texte : Bruno Compagnet
Photos: Camille Jaccoux et Vegard Rye.
Un grand merci à : Vegard Rye, Lars Andreas Nilssen, Thor Falkanger, Andreas Storvoll Strømseth, Eirik Derås Verlo, Nikolai Schirmer, leurs familles et leurs amis ; Patrick et sa femme du magique Moutain Lodge ; Jimmy pour le plan retour en speed boat ; Caroline Gonin (Gore-Tex), Romain Aubrun (Cilao), Giorgio Rabajoli & Simone Barberi (Ferrino), Greg Stokes (Oakley) ; Max Perotti (Level) ; Albert & Fiona (Plum) ; Bernard Kocher & Maude.